Normalement la nuit je dors. Je me mets un beau film sur mon PC et je sombre en chemin, la chambre éclairée seulement par la lumière bleue de l'écran. Puis j'me lève avec le matin parce que mes stores se sont arrêtés mi-clos il y a six mois et que je m'y suis habitué, maintenant, au réveil avec le soleil qui point dans la ruelle. Je m'habille, je mange un truc qui traîne au frigo, et je vais à l'angle de Chapel Street et Whitney Avenue, à pied ou en skate, à la station service qui me sous-paye.
Oui, sauf que je connais une fille qui s'appelle Lullaby, et cette fille-là, elle a toujours eu des soucis. Alors, régulièrement, je ne dors pas la nuit : je vais à son secours, un genre de chevalier servant — son prince est trop occupé à faire la fête en bon étudiant, en bon incompétent, inconscient, un con chiant, mais on aura l'occasion d'en reparler ! Ce prince l'a mise en cloque à 18 ans, et en a résulté un petit bout chou qui s'appelle Aaron et dont j'me sens un peu le parrain.
Lullaby et moi, mais ça j'l'ai déjà dit, on se connaît depuis des années. Et, depuis des années, elle m'a texté à n'importe quelle heure du soir ou de la journée parce qu'elle était dans la merde. C'est un peu chiant, parfois, je vais pas vous le cacher, mais bon, elle a besoin de moi, et le film est fait comme ça. Il y a la mère célibataire (qui ne l'est pas vraiment, mais on croirait, vu comme elle galère), il y a le père inconschiant, il y a le fils assis le cul entre deux chaises et il y a l'adjuvant. Dans mon film, l'adjuvante c'était ma tante. Dans le film d'Aaron, l'adjuvant c'est moi. Ma tante, elle est venue du Sénégal nous voir, plus d'une fois. Moi, je viens de ma nuit pour Aaron et Lulla.
Cette nuit-là, il y a une autre raison, au fait que je ne dorme pas. Voilà, en fait, depuis quelques semaines, je me suis pris d'une passion pour la danse. Je ne me l'explique pas. Enfin, si, peut-être. Il y avait cette homme, et cette pilule. Ces deux pilules. Je ne sais pas comment je l'ai choisie. Je ne sais pas comment je l'ai prise. Comment j'ai pensé que c'était une bonne idée, mais voilà, c'est ce que je me suis dit. J'ai pris une pilule rouge. Je crois que c'est elle. C'est soit elle, soit le corps d'Anton Blakely. Ça a coïncidé. C'est flou, ce début du mois de février, alors je ne sais même plus lequel des deux événements m'est arrivé en premier. En tout cas depuis, j'ai appris à danser, et je crois, que je préfère me dire que c'est grâce ou à cause d'une pilule plutôt que du fait de trouver un macchabée.
Bon. Du coup, dès que j'ai le temps, dans l'intimité de mon chez moi, je danse. Chez moi, parce que, c'est quand même bizarre que Guizmo, le lézard du n-ième étage, je me mette soudain à faire du tango. C'est bizarre. Carrément bizarre. Mais j'aime ça. Alors je le fais. C'est jouissif de bouger son corps et de faire ça bien. Alors la nuit je ne dors pas, je danse. Je mets de la musique et je danse. Quand je fatigue, je m'effondre et je dors ; je me réveille avec le soleil au petit matin ; je petit-déjeune devant la télé, sauf que je regarde pas un vieux film du XXème perdu mais un dessin animé. Et puis je m'en arrache pour aller travailler. Pour mes voisins, ça change rien. Une comédie musicale plutôt qu'un film d'auteur, ça fait pas de mal.
Du coup, j'étais debout, quand ma montre a vibré, j'étais même en équilibre sur la pointe d'un seul pied ; j'ai poussé un soupir, je me suis rhabillé, j'ai pris les escaliers en tournoyant à chaque palier, et je suis allé à ta rencontre, dans ton immeuble de Whitney Avenue, pour me faire tirer à l'intérieur sans oublier, Lulla ne l'oublie jamais, de me plaquer une bise sur chaque joue au passage, avant de se mettre à flipper complet.
« Hé, hé, peace, Lulla, ça va aller. Alors, c'est quoi le problème ce soir ? »
Elle me répond, toute agitée, qu'Aaron a de la fièvre, et qu'elle a besoin d'aide avec les pilules. Ben, tiens. M'appeler moi, pour des pilules. Ça te fait rire, en plus, Lullaby ? Je passe mon bras sur son épaule et je nous dirige vers la chambre d'Aaron. Dans ce petit appartement que je connais par cœur, et dont surtout, je connais par cœur les couleurs qu'il a lorsqu'il fait noir. Ce faisant, je lui dis :
« Comment tu veux qu'il ait un système immunitaire s'il se gave de pilules ! T'inquiète Lulla, on va gérer. Mère poule, va. J'suis sûr qu'il a rien ton poussin. »
Lorsque j'entre dans la pièce, je le vois, tout pâlot dans son lit, et je m'assois près de lui avec un sourire. Un instant fugace je sens de la colère en moi, à me dire que la mère d'un enfant, lorsqu'il est malade, appelle son ami à elle plutôt que son père à lui ; mais la colère en moi ne dure jamais très longtemps. Alors je tapote sur la petite bosse que font ses petits pieds sous les draps, et je dis :
« Hey, Aaron. Paraît que ça va pas fort ? T'as mal quelque part ? »