« vous mériteriez une retape au niveau des joues. »
le huit juin 2015, Monaco
Au diable cette ville infecte, je te dis, et tous ces vieux fantasmes qui croulent comme de la merde aux portes de son jardin exotique et de son stupide palais.
Je n'en peux plus. les monégasques ont ceci d'extraordinaire qu'ils savent t'abattre dans la nuque leur obséquiosité de caudataires, en te sollicitant à coup de hurlements de porcs ponctuels, émis de belle façon, si tu les entendais. voilà, je t'explique les façons de survivre au sein de ce si beau purgatoire : il faut fuir sur le bout extrême de la falaise, au flanc droit du pays, et endurer quelque violence en s'y rendant, car les pierres sont là-bas d'une agressivité rare, et tentent de toutes les manières possibles des approches offensives de ta personne.
J'évalue donc les chances que cette lettre se remplisse proportionnellement de sang et d'encre, au fur et à mesure que j'écris. les chiffres sont alarmants, comme toujours. je suis là, le pied au-dessus de la mer et la papier au-dessus de la planète, pour ne pas vomir par-dessus le bord de ma bouche. j'aime le vertige, ris si tu veux.
L'odeur est atroce. la mer fait un son d'égorgée, et je vois macérer la roche friable dans de répugnants bouillons. je rends les armes, c'est dit : je perds racine. je ne quitterai plus Paris, l'air froid qui se dissipe sous le ventre de ses ponts ; rien qu'en parler, je pleure. je hais la mer. je crève, je chiale.
Il faut m'imaginer, Alizée, affaler ma voile de jeunesse aux portillons de cette principauté nauséabonde, et planter vergue et bôme dans la terre grasse du pays comme un drapeau de perdition. voyons la jolie fresque que ça donne. je suis perdu. je déteste ne pas être à la maison et je déteste ne pas t'avoir dans mes bras. tiens, voilà que je te promets une chose : je serai de nouveau à Paris dans vingt-quatre jours à partir d'aujourd'hui. attends-moi un peu encore, avant de retourner à Orléans. j'aimerais. je t'en prie.
Que fais-tu, alors ? tu passes si bien sous silence tes activités que j'ai tendance à les oublier, ou alors à les aborder en post-scriptum fugaces ? c'est malin de ta part, et de tes mystères de fille. ce n'est que de toi que je reçois de tels entrechocs, pour creuser le renfoncement de mon cou. moque-toi, c'est tout à ton honneur. voilà sept ans qu'on se connaît, c'est bien honteux de ma part de ne rien comprendre de toi.
je t'embrasse,
X. de Boisbleau.
(soixante-dixième lettre de xavier à alizée)***le vingt et un septembre 2018, Paris
Ma chère amie,
C'est navrant, comme j'aimerais te voir comme toi tu aimerais me voir, sans que je puisse venir te voir ni que tu puisses venir me voir. je finirais par m'enfuir, figure-toi ça, et venir longuement t'embrasser. tu sais comme j'aime le goût de tes joues, et le goût de ta nuque ? je suis là à le humer, je m'en repais, je l'aime. je me sens misérable.
Dis-moi quand je pourrais me sauver d'ici, et si je peux dormir chez toi, car on m'a privé de tout répit. les études me foutent une fièvre de chien. je n'aime plus le corps humain. je rancis, si tu me voyais. ce n'est pas que moi, mon dieu, si seulement, si seulement : ça calanche, par ici. désolant. on me laisse sur une touche à l'autre bout du monde, enfin ! la fatigue dégueule de partout, et elle est abrutissante ; la mère de ma mère devient stupide, et rachitique, tu peux me croire. je sais pas si on cherche l'espoir, mais le mien est déjà dans l'angle mort que je ne contournerai plus.
Il ne faut pas y penser. je ne ferais jamais de deuil. j'ai horreur des morts, et de même je n'en peux plus de la voir en vie. je la touche, et sa carcasse a la fermeté de tous ses chymes, et si je me tiens à côté d'elle, j'entends dans son ventre de grès le vacarme à vomir que font le bataillon de ses intestins. faut-il chercher dans son vieux corps de femme le dernier organe dont le mouvement vibrateur est au moins égal à celui de la vie ? il n'existe pas.
J’exècre maman de pleurer. regarde, Alizée, je sais faire pareil, je sais pleurer pour les morts. merveilleux. je pleure toute l'horreur du monde et vomis toute la possible douleur nageant dans ma cervelle. je pleure bien longuement en m'inclinant bien bas devant les tombes.
Risible. ridicule, scurrile. admirable.
Je fuirais l'enterrement, pour venir embrasser ton visage, si beau. je l'aime, j'aime le grain de ta peau quand il se soulève sous le mien, j'aime tes lourds cheveux qui pèsent sur ta nuque et sur l'envergure de ton front, et qui s'écroulent infiniment lorsque je m'avance à les tenir. j'aime tout cela et je t'embrasse.
porte-toi bien,
X. de Boisbleau.
(deux cent unième lettre de xavier à alizée)***le quatorze novembre 2018, Paris
Ordonnons notre vie pour que rien d'hideux ne s'y introduise. mamie est morte. je suis à l'église, présentement. le silence est si lourd, que ma voix lui donne une palpitation plus sépulcrale que celle d'un cœur humain, il est si lourd qu'il s'est fait suprême, qu'il est au bout de chaque mot et revêt le fond de chaque clameur. Jean-Sébastien Bach est d'une impuissance létale, et j'entends Aria comme un insoutenable larsen. le prêtre m'accable en trente-six coups de boutoir et en huit pages de psaumes.
On se prosterne en action de grâce. je veux partir. je ne veux aller nulle part. je veux partir vers moi-même, ne plus rien écouter, ou sinon ta peau et son frottement sur la mienne, le tour de tes bras qui incendie le froid.
Je vois ma mère pleurer et suinter de tous ses sucs, et je cherche à savoir dans quelle mélasse ira macérer ses rachis, après que ce chagrin pestilentiel l'ait noyée par tous les pores. je cherche ma mère, en traînant au tapis de mon abdomen l'impression d'être un animal. je cherche tout ce que je peux dans son regard suraigu, mais j'ai peur de la cataracte d'une stupidité profonde, et de la merde qui en découle.
[...]
J'oublierai agnus dei. j'ai fini de prier. j'apprends la substance, le réel, le vrai, les vibrations de vie, le rythme du poumon, le chute des anges, le présent, le vif, l'existence, le mouvement du sauvé. je suis sauvé, rempli de certitudes. je veux que tu les sentes.
viens me voir cette semaine, je t'en prie.
je t'embrasse infiniment,
de Boisbleau.
(deux cent septième lettre de xavier à alizée)***le vingt-six février 2019, Paris
Ma chère amie,
Enfin, cesse donc d'être d'humeur ! sérieusement. oublions les disputes et les derniers baisers. c'est plutôt toi qui reste sibylline. cela fait trop longtemps que je n'ai pu te voir comme je devrais pouvoir te voir, que tu ne m'as pas vu comme tu devrais pouvoir me voir. je désapprends ta beauté, si ça continue ainsi.
ne t'en fais pas. je mens. tu es belle. tu es belle, Alizée. tu es belle ; Alizée. quand nous voyons-nous ? j'engage à m'endetter aux nuits de sexe, si tu viens me fermer les yeux tous les soirs.
C'est une blague de mauvais goût, ne hurle pas. de vrai, je ne tiens plus de ne pas te voir. viens m'embrasser. et tiens, j'ai une nouvelle à t'apprendre : j'ai un patrimoine monumental qui roule au bout de mon doigt, à l'heure où je t'écris. il s'agit d'une clé, Alizée. tu sais ce que c'est. que dois-je en faire ? c'est l'héritage. dans la Loire. je te jure, ça me contente.
Profitons-en, que dis-tu de ça : allons-y ensemble. j'ignore comment c'est, nous verrons cela, nulle importance ; de chez moi c'est chez toi aussi. je viendrais te chercher, dis-moi vers quand ; enfin, soyons à la gare tôt dans la journée, pour ne pas traverser cinq hectares dans le noir. c'est l'hiver, on oublierait presque.
tu auras le double des clés d'ici une semaine, donc.
tout à toi, et avec mon amour,
X. B.
(deux cent dix-neuvième lettre de xavier à alizée)***le douze mars 2022, dans le Val de Loire
je ne sais plus me perdre dans tes bras. tu es bien trop insaisissable pour ma pauvre stupidité, je te l'ai dit. tu voudrais venir demain ? tiens, devine : je te dirais encore les mêmes choses, peut-être pour voir tes joues rougir ; peut-être parce que je t'aime, ou que je veux de tes lèvres sur les miennes. tu as ça de beau, dans la distance dynamitée par la rousseur de tes cheveux, et dans la fuite infinie et exaltée de ton corps, et dans ton souffle devenu latent au mien car il a tant touché ma peau ; je veux de ton rire dans le creux de mon oreille, simplement pour l'écouter, et de tes seins dans la chute de mon dos, et de mes mains dans tes reins larges et ronds. les mêmes choses encore, alizée, et aussi ! si tu veux bien, de longs baisers douloureux sur ta poitrine.
attendons-nous.
x.
(cent quatre-vingt-quatorzième billet de xavier à alizée)***le sept janvier 2023, Paris
[...]
Mais voilà, que je t'explique quelque chose : tu déménages, en effet ; cependant, je me taille de l'endroit, et je te suivrai immédiatement. tiens, pense un coup, imagine, appréhende. il n'y a rien à chercher car il n'y a rien d'autre qui soit possible, et il n'y a rien à soulever. nous irons tous les deux. ne conteste pas, je t'en prie. j'en serais malade.
Quand dois-tu partir ? si tu as le temps, prends de l'argent à la maison, tu es tout près. le temps que je te rejoigne, et si tu en as besoin. voici une idée : je te prête tout ce qui te fait envie jusqu'à mon arrivée, et j'arrangerai le reste par la suite. ou veux-tu que nous partions ensemble ? je te délaisse tout le choix. on emménagera, ce sera comme en France. tout ce que tu veux.
Nous voyons-nous vendredi ? je dois t'offrir quelque chose. je t'attends longuement avec mes roses de saadi. accessoirement, j'empaquette une trentaine de mannequins en silicone nauséabond dans une superficie de papier kraft tenant de l'hectare. tu m'aideras à voyager léger ? ce sera effrayant, à New Haven. on en tapissera les murs, si esthétiquement, c'est de ton goût.
Je plaisante, voyons nous dans six jours. j'attends tes baisers comme j'attends un phénomène, et de te couvrir de mes roses. respires-en sur moi l'odorant souvenir.
j'attends ta réponse.
d'infinis baisers, et toute la tendresse du monde,
de Boisbleau.
p.s. tu en auras pour quelques dizaines de piles de croquis de squelettes humains et autant de maquettes de seins tubéreux. nous pourrions les revendre si un soir on se retrouvait sur la paille, car on dit que tout peut arriver, aux États-Unis. c'est ce qui s'appelle, Alizée, avoir un as dans sa manche.
(trois cent quatre-vingt douzième lettre de xavier à alizée)***le quatre juin 2025, dans le Connecticut
Chère Alizée,
Voilà longtemps que je n'entends plus rien de toi. enfin. le papier me fit peur, un temps ; pardonne-moi. nous allons mieux, nous irons mieux. j'oublie l'odeur de ton parfum. je chiale.
Comment te portes-tu ? ne pourrais-tu pas être plus rassurante, ah, sérieusement ! tu me laisses dans l'inquiétude depuis cinq mois. c'est toujours ainsi. j'ignore où tu t'es encore fourrée, à camper entre deux sommets de l'Oregon, ou je ne sais où dans l'Idaho. il faut que nous nous voyions. dis-moi.
Je suis debout sur une jetée de souvenirs, si tu me voyais, j'ai honte. pour ma défense, je te dirais que voir le corps nu de femmes ménopausées m'assène sur la tête un de ces coups redoutables qui te laissent assommé des soirées entières. encore, désormais, tout va bien ; dans quatre ans, tu pourras me dire adieu.
Je m'écoute penser et j'entends ta voix. c'est effrayant. je vois du sel, de l'écume, du sable, des galets striés pour tracer des chemins secrets ; c'est plus beau qu'à Monaco, crois-moi. j'ai ce tressaillement peiné qui m'ordonne de ne pas rester là. peut-être qu'il est tard, tu sais, dix-huit heures passées. peut-être que je dois rentrer à la maison.
Fous-toi de moi, si tu veux. tu me manques. veux-tu repasser chez moi, un jour ? ou n'importe où, où tu as envie. je te dirais ce que tu as envie. nous ferons ce que tu as envie. j'éteins cette mémoire immobile, et souveraine, intronisée en quatre coups d'état. je guette ton retour. ici, personne ne vient, il n'y a pas de traces dans le sable, il est nu et glabre, et le rivage lisse comme une joue de fille.
Le chemin côtier ne mène à rien, je l'ai emprunté tout à l'heure ; il mousse d'algues et de sel, s'arise en forme de boucle, se noie dans la mer. il faudra que je t'y emmène, c'est amusant. on se prend les pieds dans des aussières périmées et des cordages naufragés, on se blesse sur des espars de bois, et il y a au moins mille huniers égarés qui voilent l'eau sur la surface. tu aimeras, comme c'est joli.
prends soin de toi.
X. de Boisbleau
p.s. il faudra que tu me rappelles le nom de ta femme, je t'avoue l'avoir rapidement oublié. il faut me pardonner, c'est qu'il n'est pas aussi beau que le tien.
p.p.s. j'espère qu'elle va bien, accessoirement.
(quatre cent quatrième lettre de xavier à alizée)***le vingt-cinq juin 2028, Arizona
Pas que j'aime particulièrement râteler les femmes, mais comment te dire que j'ignore totalement si j'ai honte ou si je suis fier de mon second divorce. je finirais très probablement homosexuel ou pédéraste dans quelque endroit de Californie, qu'en dis-tu ?
Restons ironique, et ne m'engueule pas. c'était une blague. comment vas-tu ? je serais dans l'Idaho la semaine prochaine, que dis-tu de ça ? en attendant, je t'écris dans la mi-gorge caniculaire de cet abrupt canyon ; c'est la fournaise, je t'assure. je cuis, de brûlures volatiles, de picotements de sueur qui me paraissent délicieux. ça ne dure qu'un instant, c'est drôle.
Le sentier m'a charcuté les talons, il va falloir que je me soigne. tout compte fait : j'esquive la ville jusqu'à nouvel ordre, et je me taille des alliances. peut-être était-ce de ma faute, ce coup-ci ? par-ailleurs, j'ai dû perdre de l'argent.
Oui, franchement, c'est à éviter. mauvaise idée que tu as, de te remarier. je te pensais plus raisonnée. vous vous voyez toujours aussi peu ?
enfin, je t'embrasse, ce fut rapide,
de Boisbleau.
(quatre cent soixante-dix-septième lettre de xavier à alizée)***le dix-huit mars 2031, New Haven
[...]
J'ai perdu l'esprit. pardon, pardon, pardon, pardon. j'ai eu peur. maintenant, il y a des crevasses dans le visage des gens, des précipices dans leur cou qui s'ouvrent comme des bouches, des veines qui surgissent sous la peau, et qui ressemblent des serpents, il y a des gouffres dans les trigones carotidiens, des abysses supra-claviculaires, la peau s'élève comme un vallon, un vallon hideux, il y a de la boue entre deux lèvres, il y a des étirements de mensonges, des claquements de colère, des dilatations de scepticisme, il y a
oublie. quelle importance. c'est sale, c'est laid, quelle connerie. il faut que tu me parles, car j'entends des combats de chiens dans la voix de tous. tu demandes ce que c'est ? c'est dégueulasse. c'est à vomir, les tremblements, les tics, les tocs, les violences intérieures, celles passagères, celles qui n'ont pas de fin et qui suivent juste leur cours comme des ruisseaux, des chemins de pénitence, des rails de fer, qui descendent en rappel sur les pentes membraneuses ; oublie, viens me parler vendredi.
de longs baisers, vraiment ;
x. b.
(cinq cent soixante-quinzième lettre de xavier à alizée)